61.
Tout le monde était sur le plateau. Tout le monde sauf
Suzanne Purcell, qui ne jouait pas dans la première scène et ferait son entrée à sa manière et à son heure. Elle était la star de Primrose, après tout. Et dans les immenses plaines de Perth qui ondulaient jusqu’à l’horizon, les montres n’affichaient que 5 h 30 du matin.
Le tournage allait commencer. Scène un, première prise, images Nestor Keresty, mise en scène Michael Lenox Caputo.
Chacun misait de grands espoirs sur ce film dont les recettes, tous pays confondus, totaliseraient peut-être 400 millions de dollars. Le roman caracolait toujours en tête des meilleures ventes…
Caputo et plusieurs techniciens s’étaient réfugiés dans la loge de Will, une caravane mal chauffée, pendant que le capricieux mais génial Nestor Keresty réglait savamment ses éclairages – premier plan, fond, saturation – pour retrouver la lumière très particulière des premières lueurs de l’aube dans la campagne texane. C’était du grand art.
Au début du film, North Downing devait faire accoucher une jument dans une écurie en ruine, à la lumière d’une lampe à pétrole. Cette scène avait apparemment déjà ému des millions de lecteurs. North Downing incarnait le dernier cow-boy américain, mais derrière le personnage rugueux se cachait un mari et amant intuitif et sensible.
Will tira Caputo à l’écart.
— Je veux que vous me fassiez une promesse et je suis très sérieux, Michael. Une promesse que vous allez devoir tenir.
Le réalisateur fronça les sourcils. Il avait l’habitude des requêtes bizarres et l’acteur auquel il avait affaire aujourd’hui était un néophyte. Enfin, un néophyte taillé en athlète et doté, à en croire la presse, d’un tempérament explosif.
— Ce que vous voudrez, Will.
— Je veux que vous me fassiez transpirer, je veux en baver. Quand je trimbalerai ce poulain, je veux que ça ait l’air pénible, comme si c’était aussi douloureux pour moi que pour la jument. Je veux que vous m’aidiez à devenir un acteur, un vrai.
Caputo sourit et se mordit la lèvre sans ménagement pour ne pas rire. Jamais on ne lui avait encore demandé une chose pareille.
— Parce que vous pensez que le physique ne suffit pas ?
— Bien sûr que non. Une belle gueule, ça ne fait pas un bon acteur. Il suffit de voir Tom Cruise.
— Mais c’est ce que recherche le public, Will. Croyez-moi. Aujourd’hui, le style fait l’homme.
— Je me fous du public et ça ne date pas d’hier. J’étais le meilleur sur les terrains de foot, je veux le devenir au cinéma. Et j’y arriverai, vous pouvez avoir confiance en moi.
Michael Caputo regarda Will, sidéré, en songeant : « Ce type est un vrai gosse. Quelle naïveté… »
— Je m’y emploierai de mon mieux, lui dit-il.
— Je n’en demande pas plus. Je me chargerai du reste.
Et vous finirez par ravaler ce sourire condescendant que j’ai vu sur votre visage il y a à peine une minute.
— Ce sera avec joie, lui assura Caputo, dont le visage s’éclaira.
Il aimait bien Will Shepherd, en fin de compte, et il lui souhaitait de réussir.
Dans la toute première scène, North Downing aidait la jument à mettre bas, puis portait le poulain à sa jeune épouse, Ellie. Ce matin-là, on ne tournerait que la séquence où North délivrait la jument puis traversait la cour pour aller montrer le poulain. Le face-à-face avec Ellie serait filmé ultérieurement.
Vingt-deux prises furent nécessaires. Malgré les nombreuses répétitions, Will jouait maladroitement. Obnubilé par les consignes de Caputo, il ne parvenait pas à distiller l’émotion sans laquelle la scène risquait de basculer dans la mièvrerie.
Caputo le harcela pour l’obliger à s’exprimer. Will transpirait tellement qu’il fallait retoucher son maquillage après chaque essai. À la vingt et unième prise, enfin, ce fut parfait.
— Encore une dernière, exigea Caputo. Par précaution.
Will se replaça derrière la jument, fit mine d’extraire le poulain avec un grognement de satisfaction, le prit affectueusement dans ses bras, sortit de l’écurie en chancelant légèrement, traversa la cour gelée et franchit une porte dans un décor qui représentait la façade de la demeure de North Downing.
Il s’arrêta net, esquissa un sourire, puis se mit à rire à gorge déployée. « Nom de Dieu, ça, c’est le summum. »
Derrière la façade, hors champ, il y avait une femme. Et lorsque Will passa la porte, le poulain dans les bras, elle déchira son chemisier pour lui montrer ses seins.
Il faillit laisser tomber l’animal. Le regard de la jeune femme brillait de malice et de désir.
« Maggie ne me le pardonnera jamais, se dit-il. Si tu sautes cette nana, c’est toi qui vas sauter. Elle va foutre ta vie en l’air. »
Mais il ne put s’empêcher de la contempler. Elle était superbe. Et il avait croisé suffisamment de beautés célèbres dans le monde pour se fier à son jugement.
— Bienvenue dans l’univers de Primrose, lui lança Suzanne Purcell.